Des organisations qui rendent fou
1. Certaines organisations incitent aujourd'hui leurs managers à infantiliser leurs collaborateurs tout en les sanctionnant s’ils le font. Et elles poussent leurs collaborateurs à faire preuve d’indépendance d’esprit, d’initiatives et d’autonomie, tout en les réprimant s’ils ne décident pas dans la direction prévue.
A vrai dire, il s'agit là d'une tendance générale de nos sociétés. La professeure de sciences politiques Camille Froidevaux-Metterie relevait récemment que, par exemple, « la société exige des femmes qu'elles fassent des enfants, tout en les pénalisant pour cela » (Le Figaro du 20/10/21).
Se développent ainsi aujourd'hui ce que Fabienne Hanique et Vincent de Gaulejac ont appelé des organisations « paradoxantes ». Celles-ci enferment leurs membres dans un système où quoi qu'ils fassent, ils se trouvent coincés ou peuvent en tout cas l’être à tout moment, sans que ce soit jamais prévisible. Comme je le rapporte dans Toxic management, il est des organisations d'un nouveau genre où, si vous ne faîtes pas ce que vous demande votre responsable hiérarchique, vous vous le voyez reprocher, comme il semble naturel ; mais si vous obéissez, on peut également vous le reprocher, au motif que vous êtes alors « hiérarchique dans votre tête », que vous êtes resté dans une logique d’obéissance héritée de votre éducation, laquelle vous conduirait à vous en tenir bêtement à la lettre de la règle !
Entendu en entreprise : « Faire le maximum, c’est le minimum ».
« L’injonction paradoxale est un mécanisme d’emprise qui inhibe les capacités de réagir et enferme les individus dans une soumission permanente. (...). Obligé d’obéir à deux demandes parfaitement incompatibles (puisqu’il lui faut désobéir pour obéir), le sujet est mis en échec tout en portant la responsabilité de son incapacité à répondre aux demandes qui lui sont faites. Il se trouve alors dans une situation sans issue et intenable, dans l’impossibilité de choisir entre des exigences à la fois obligatoires et antagonistes. Quoi qu’il fasse, il peut être pris en défaut, ce qui détruit de l’intérieur toute possibilité de réaction pour sortir de l’emprise de la situation. Des dépendances de ce type sont à l’œuvre dans bon nombre d’organisations. Il ne s’agit pas seulement d’une emprise psychologique dans une relation affective, mais d’un système d’emprise organisationnel qui utilise le paradoxe comme outil de gestion conduisant l’ensemble des agents à accepter collectivement des modalités de fonctionnement qu’ils réprouvent individuellement. (...). Ce qui contribue à rendre les exigences de plus en plus paradoxales et entraîne un sentiment d’irrationalité, d’incohérence et de non-sens : les paradoxes, ça rend fou. Comment en serait-il autrement, quand les outils de gestion censés faciliter la tâche sont vécus comme des contraintes qui empêchent de travailler ? Le paradoxe est à son comble lorsque la plainte de ne pouvoir travailler est entendue comme une résistance au changement » (Vincent de Gaulejac et Antoine Mercier, Manifeste pour sortir du mal-être au travail, p.47).
L'organisation paradoxante est celle où l’on vous prescrit officieusement de faire ce qui est officiellement proscrit : d'organiser des « coulisses » avant les réunions afin d'en scénariser le déroulement, de transgresser des règles mais sans se faire prendre au nom de la « débrouillardise », de dire une chose puis de faire le contraire au nom du contexte qui a changé... La ligne hiérarchique vous enjoint de faire ce qu’elle vous interdit en théorie. Si elle vous l'interdit, c'est qu'elle en a besoin afin de pouvoir, si les choses tournaient mal, se couvrir et se retourner contre vous.
L'organisation paradoxante est déstabilisatrice, insécurisante, car les règles y sont mouvantes, perpétuellement évolutives. On ne peut jamais savoir, en agissant, si l'on se trouve dans la règle ou hors d'elle, la sophistique managériale parvenant toujours à justifier une chose et son contraire, selon les besoins du moment. C'est le flou qui rend fou. On comprend à l'usage que la seule règle est qu’il n’y en a pas.
Par où l'on est conduit à considérer qu'une organisation paradoxante est essentiellement discrétionnaire : les règles y sont arbitraires, aussi fluctuantes que la volonté du chef, lequel trouve toujours une manière de justifier a posteriori ce qu’il a fait, de faire entrer au forceps tout agissement dans le cadre de la prétendue « philosophie d’entreprise », qui a le dos large.
2. Pour préserver leur santé mentale, beaucoup de salariés renoncent à comprendre, c'est-à-dire à exercer leur raison : « Il n'y a rien à comprendre », disent-ils.
J’ai observé chez Gadama Inc. le même phénomène que celui rapporté par Anne Both dans Les Managers et leur discours. Anthropologie de la rhétorique managériale. Dans ce livre, l'anthropologue relève que les salariés de l’entreprise de communication qu’elle a étudiée, la plupart du temps, ne comprennent pas ce que disent leurs « managers » ou consultants. Certains qualifient ces discours de « faux » et évoquent une « supercherie ». Mais elle relève le paradoxe qu’aucun ne le dénonce ou s’y oppose. C’est que, explique-t-elle, le souci de faire carrière, le respect de la hiérarchie, le sentiment de vanité ou encore celui de ne pas posséder le capital culturel nécessaire pour saisir le vocabulaire savant et étranger qu’utilisent les managers, conduisent les salariés à laisser parler ces derniers. « Opter pour un vocabulaire étranger et savant évite à Robert [manager] d’avoir à répondre aux éventuelles questions. Personne n’ose, en effet, pendant ou au sortir de ces réunions, interroger le directeur général ou ses collègues sur le sens de tel ou tel mot qu’il vient d’entendre. Ce discours semble être compris comme un discours “qui n’est pas fait pour nous”, expliquant ainsi l’abandon des salariés de toute tentative de compréhension » (p. 205). Tous renoncent à la compréhension. C'est tout un art, managérial autant que sophistique, de savoir rester incompréhensible, parler pour ne rien dire, retourner tout argument, pour exercer un pouvoir. La force du discours managérial réside précisément dans sa capacité à rester incompris et son autorité dans celle d’imposer sa supériorité statutaire. Ce discours étant censé être empirique, relatif à tel ou tel contexte, croit de ce fait échapper à la critique. Perpétuellement évolutif, ondoyant, ne disant rien de définitif, il pense ne pouvoir être contredit.
3. Ce qui est toxique, car apparemment sans échappatoire, c'est de se servir de la raison contre la raison, de se donner des apparences d'autant plus rationnelles - discours huilé, effort de théorisation accru, cautions scientifiques - que la réalité l’est moins. C'est précisément la prise de conscience d'une défaite de la raison, massive autant que subtile, qui m'a décidé à écrire Toxic management (je ne fais là que tirer un fil déjà développé par Francois Dupuy dans La Faillite de la pensée managériale). La renonciation à la raison que j'ai pu observer, et que je relate, prend deux formes :
Une renonciation à raisonner (la fameuse et bien ancienne haine de la raison, "misologie", dont parlait déjà Platon) : au nom de l'"ambivalence" de toute chose et des avancées de la physique quantique (!), la logique se voit accusée d'être indécrottablement binaire (oui/non, vrai/faux). Dans la nouvelle ère de complexité dans laquelle nous serions entrés, celle du dépassement de toute opposition (et hop, on convoque ici le taoïsme!), il ne faudrait plus penser en termes de OU mais de ET. Le grand avantage d'une telle "théorie", pour un dirigeant, est qu'elle lui permet, pense-t-il, de pouvoir affirmer une chose ET son contraire, de dire une chose et de faire le contraire, puisque de contradictions ils n'y a plus, la logique étant obsolète. Seul un esprit encore "binaire" verrait des contradictions. A dire vrai, il n’est guère de projet plus absurde que de se fixer pour ambition de se passer de toute logique : un tel projet est autocontradictoire en ce qu’il suppose, pour se formuler, ce qu’il exclut, à savoir le recours à la raison (et donc le respect des principes de celle-ci, d'identité et de non-contradiction notamment).
Une utilisation de la raison (ratiocinante) contre elle-même, pour dissuader de raisonner véritablement. Ces entreprises promeuvent un management hautement participatif, le dialogue, le questionnement, la critique. De longues réunions usent les récalcitrants, on prend le temps de répondre à toutes les objections, de décortiquer l'origine des motifs de résistance. Si certains ne sont pas d'accord, c'est nécessairement qu'ils n'ont pas compris, postule-t-on. On va leur réexpliquer lentement, faire un effort pour mieux communiquer. A la grande époque maoïste, les rescapés de la technique du « lavage de cerveau » nous ont appris qu’elle pouvait prendre la forme d’une méthode paradoxalement très douce et très patiemment pédagogique : peu de gens résistent, paraît-il, à une fréquence régulière de séances d’explication sereines qui n’aient pas d’autre terme que la reconnaissance par la victime qu’elle a enfin compris de quoi on lui parlait. D'autant que les salariés sont souvent moins bien armés rhétoriquement : se trouvant en situation de "domination symbolique", ils se font, souvent, laminer argumentativement.
Un tel anti-intellectualisme est préoccupant et rappelle de mauvais souvenirs. La crédulité se fait galopante, l'infantilisation constante. « On revient vers le druide et le chamane » (Régis Debray). Contre une telle tendance, une telle propension au délire (y compris rationnel), il est urgent de défendre la raison. La philosophie y a toute sa place.