Tous malléables, tous manipulables, vraiment ? 


Mais enfin, qui sont ces gens censés se faire manipuler ?

S’il existe des victimes d’emprise, en entreprise, beaucoup néanmoins parviennent à tenir leurs distances. Ceux qui ont un peu de bouteille et n’en sont pas à leur première expérience professionnelle sont généralement loin d’être dupes[1]. Bien des prétendus dévots n’adhèrent qu’en apparence et se contentent de porter un masque. L’idée d’un amour de l’entreprise, où les salariés travailleraient parce qu’ils croiraient en elle, comme s’il s’agissait d’abord d’un projet politique, religieux ou philosophique, n’est qu’une fiction de D.R.H.[2] La sociologue Marie-Anne Dujarier observe plutôt des « pratiquants non croyants[3] ». Leur manière de se défendre, de préserver leur santé mentale dans de telles organisations « paradoxantes », consiste à prendre les choses au second degré, comme un jeu. Face aux souffrances générées, plutôt que d’en pleurer, les collaborateurs qui restent prennent le parti d’en rire. La distanciation se fait par l’humour, la dérision : « Allez, vas-y, fais pas ton Serpent ! » est par exemple une expression entendue. Ils ont compris qu’ils évoluaient dans un environnement professionnel où la part de théâtre, de jeu de rôle, était particulièrement importante ; ils s’adaptent en conséquence, et ils en rient ! Le comique est que les dirigeants ne réalisent pas qu’ils sont eux-mêmes nettement plus transparents qu’ils ne le pensent : beaucoup lisent clair et les voient manipuler. Comme me le disait une comptable à qui je demandais pourquoi, ne quittant pas l’entreprise, elle acceptait ce jeu trouble : « Mais ce n’est pas nous qui jouons ! Il suffit d’être spectateur et d’apprécier le spectacle qu’on nous offre[4]. »

Nous avons donc des manipulateurs qui se font berner par leurs salariés, lesquels leur font croire qu’ils sont manipulés. Ce qui rend la manipulation supportable, c’est qu’elle devient un jeu : elle vire au concours, à qui dupera le mieux en se donnant l’air d’être le dupe ! La société de masques vire à la mascarade. Contrairement à ce que se figurent ces patrons mauvais illusionnistes, il est beaucoup plus facile qu’ils ne se l’imaginent de faire des choses derrière leur dos, de se moquer à la machine à café, par exemple ; simplement, comme les rieurs se trouvent sous leur empire, ils se gaussent sous cape.

Si les fictions motivantes que nous présentent certaines entreprises – celles d’une « expérience collaborateur » inoubliable, d’un épanouissement personnel hors du commun au service de la protection de la planète, etc. – peuvent parfois prendre, ce n’est que pour autant qu’elles rencontrent, en l’attisant, notre propre désir d’être séduits, illusionnés, affranchis du réel ; pour autant, donc, que nous voulions y croire – et que nous en redemandions. Ces fictions enthousiasmantes ne nous contraignent pas, elles se proposent à nous. Elles réclament notre complicité, et c’est pourquoi elles se présentent explicitement comme relevant de la fiction : une vision. Les illusionnistes de métier le savent : tout l’art de la manipulation est de rendre sa victime complice, participante à sa propre illusion. D'où l'importance du participatif. 

Par conséquent, il faut refuser tout discours victimaire : les victimes d’emprise, les abusés sont également responsables, quoique sans doute pas aussi gravement blâmables que les auteurs. Responsables de se laisser faire, responsables de laisser les autres déborder de leur périmètre sans les remettre à leur place. Un adulte qui laisse un autre adulte abuser de lui, et accepte de transformer une relation contractuelle de subordination en une soumission, fut-elle librement consentie, se rend coupable d’une trahison des lois de la liberté républicaine qui interdisent à quiconque de dominer un autre comme de se laisser dominer. C'est bien pourquoi il existe, en droit, sous certaines conditions, un devoir d’insurrection.

Le salarié est d’abord un citoyen, et celui-ci est tenu à l’objection de conscience, même au travail. Le Discours de la servitude volontaire (1576) d’Étienne de La Boétie rappelle à bon droit que c’est l’excès d’obéissance qui permet l’abus de pouvoir. Ainsi, le travail d’empêchement de toute forme de domination, fondement de la République, doit-il s’effectuer dans les deux directions : non seulement former les managers à exercer une véritable autorité, qui soit prioritairement au service des autres, mais aussi apprendre aux subordonnés – et chacun l’est toujours relativement – à savoir obéir sans être pour autant démissionnaires de leur responsabilités propres.


Qu’un homme puisse être à ce point conditionné qu’il soit placé sous emprise, c’est-à-dire rendu, pour ainsi dire, étranger à lui-même, « refait » par la création en lui de nouvelles croyances ou de nouveaux besoins, ne signifie pas qu’il soit sans nature, qu’il ne soit rien en dehors de ce que l’on a fait de lui et de ce qu’il en fait, mais seulement qu’il n’a pu accepter de conditionnement en un sens ou dans un autre que sur fond d’une capacité à pouvoir s’en libérer. Il ne peut se laisser enfermer en aucune détermination, du moins qu’il ne se serait donnée.



[1] Les gens croient encore moins aux fictions motivantes que les entreprises leur proposent que les Grecs, selon Jean-Pierre Vernant, ne croyaient à leurs dieux. Ils savent qu’ils sont dans la fiction. Le mensonge est assumé comme tel.

[2] La preuve que ça ne prend pas, que les salariés ne croient pas fanatiquement en leur entreprise, c’est qu’ils ne restent qu’en raison des privilèges associés à leur fonction. Si on leur ôtait leurs compensations (salaire, voiture de fonction…), ils partiraient. Ils ne feraient pas ce qu’ils font gratuitement – de vrais croyants, si.

[3] Marie-Anne Dujarier, Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, La Découverte, 2015.

[4] Les pragmatiques y trouvent en outre leur compte dans les conditions actuelles : « C’est toujours mieux que d’être au chômage », me confiait une autre salariée.