Le nouveau militantisme politique des entreprises


Les multinationales participent aujourd’hui pleinement à la diplomatie internationale, sans pour autant en assumer les responsabilités. En particulier, en un peu plus d’une décennie sont apparues des organisations d’une taille inconnue jusqu’à présent, les « super-plateformes » numériques. S’appuyant sur des milliards d’utilisateurs à travers le monde, ces acteurs transnationaux d’un genre nouveau rivalisent avec les Etats. Ces géants n’hésitent plus à se comparer à des acteurs diplomatiques. Leur pouvoir est global, diffus, omniprésent. Leurs dirigeants sont accueillis comme des chefs d’Etat lors de leurs déplacements.


On se souvient qu’en 2017, le Danemark a annoncé la nomination d’un ambassadeur auprès des géants du numérique, au motif que ces sociétés sont devenus un type de nouvelles nations, auquel Copenhague doit se confronter. Cet ambassadeur a depuis été recruté par Microsoft, en 2020, pour diriger les affaires publiques du groupe en Europe.


S’agissant des GAFAM, « leur emprise socioéconomique, aujourd’hui bien documentée[1] », leur confère une mainmise croissante sur les esprits, par la maîtrise des sources d’information. Ces "cartels de données" contrôlant l’information numérique, ils influencent directement les opinions publiques et diffusent leur propre modèle social. Ils sont les vecteurs d’une culture et d’une vision du monde déterminées, des agents tout à fait conscients de leur influence : « Jusqu’à récemment encore, les GAFAM s’en tenaient à un discours aux échos vaguement utopiques, dans lequel les technologies seraient amenées à occuper une place déterminante dans un avenir proche, sans pour autant adopter des positions fermes et tranchées –quitte à s’arranger avec les pratiques de censure des régimes autoritaires. Leurs propos sont désormais plus concrets et concernent des sujets d’actualité majeurs tels que l’éducation, l’emploi, la santé, le réchauffement climatique, etc.[2] ».


Avant, les entreprises s’efforçaient à une neutralité, au moins de façade. Aujourd’hui, elles s’engagent dans le débat public de manière décomplexée, prenant des positions politiciennes et revendiquant un rôle explicitement politique :


       1/ L’exemple d’Apple est emblématique. Bien que de sensibilité plutôt progressiste, Steve Jobs se tenait à l’écart de toute prise de position officielle. Il respectait une sorte de laïcité entrepreneuriale, gardant pour le domaine privé ses opinions politiques et religieuses. Il n’en va plus de même avec Tim Cook, qui a pris les rênes de la marque à la pomme en 2011. Il recrute ouvertement d’anciens conseillers politiques (il a recruté Dylan Loewe, qui écrivait les discours de Joe Biden du temps où il était vice-président) et prend des positions publiques comme un politicien : il a condamné en 2017 les manifestants qui ont tué une personne lors d’un rassemblement à Charlottesville, il a fustigé publiquement les émeutiers qui ont investi le Capitole en janvier 2021.

      2/ Aux Etats-Unis, certaines grandes banques refusent désormais tout service aux fabricants et aux vendeurs d’armes à feu, alors même que le port en est protégé par le deuxième amendement[3]. Ces décisions ne viennent aucunement d’une injonction gouvernementale. Simplement, rien n’empêche les sociétés privées de discriminer les individus, les communautés et les organisations. Dans le même ordre d'idées, une cinquantaine d’entreprises américaines ont récemment pris position publiquement pour condamner une nouvelle loi de l’Etat du Texas limitant les conditions d’accès à l’avortement[4].

L’écrivain britannique Douglas Murray a montré comment Google pondérait discrètement les résultats de recherche pour renvoyer des résultats plus conformes à l’idée qu’elle se fait de la « diversité ». Le groupe américain a beau affirmer ne pas se mêler de politique, Murray démontre que « ce qui transparaît n’est pas une vision "juste" des choses, mais une vision qui déforme gravement l’histoire et la présente au travers d’un parti pris actuel[5] ».


      3/ Le « leader libérateur » de Chrono Flex - entreprise récemment vendue au groupe Monnoyeur -, Alexandre Gérard, estime qu’il faut « contribuer à une refondation sociétale par l’intermédiaire des entreprises ».




De nos jours, quelques multinationales concentrent plus de pouvoir que bien des pays. Le chiffre d’affaires du géant de la distribution Walmart est presque deux fois plus important que les recettes fiscales de l’Etat français. Amazon, plus riche que la Norvège, que la Turquie ou que l’Autriche, dispose de moyens comparables à ceux de la Russie. Pour reprendre l’idée du spécialiste des relations internationales Parag Khanna, dans un monde où Apple a plus d’argent que les deux tiers des pays du monde, « les grandes entreprises sont susceptibles de dépasser tous les Etats en influence[6] ». Notre société ne fonctionnant plus désormais que très majoritairement par Internet, les GAFAM – Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft – ont une emprise incommensurable sur notre vie publique et privée.



Entre la puissance publique et les puissances privées, un bras de fer est engagé. Et la relation de subordination est en train de s'inverser.
Ce n’est un secret pour personne que les grands cabinets de conseil privés interviennent activement dans le déploiement, sinon la détermination des politiques publiques.

Dans le nouveau monde post crise du Covid, les entreprises sont plus indispensables que jamais, acteurs à part égales avec les Etats de la poursuite de l’intérêt général. Cette thèse est soutenue dans le dernier livre de Christian Pierret et Philippe Latorre, Le Nouveau contrat social. L’entreprise après la crise, éditions Le Bord de l’eau, 2021. 

Avec le développement du télétravail, jamais la dépendance des Etats et des sociétés à l’égard des services et outils numériques fournis par des sociétés privées n’a été aussi élevée.

Des entreprises privées interviennent d'ailleurs activement pour limiter les pouvoirs des Etats. Le PDG de Microsoft Brad Smith appelait en 2017 à l’adoption d’une « convention de Genève du numérique » afin d’encadrer l’usage par les Etats de cyberarmes offensives. Cette proposition a été suivie d’un vaste effort de communication d’influence dans plusieurs enceintes internationales, de la Cour internationale de justice au Comité international de la Croix-Rouge.





[1] Julien Nocetti, « Les GAFAM, nouveaux acteurs controversés des relations internationales, in Revue « Questions internationales », La Documentation française, septembre-octobre 2021, p. 19

[2] Julien Nocetti, « Les GAFAM, nouveaux acteurs controversés des relations internationales, in Revue « Questions internationales », La Documentation française, septembre-octobre 2021, p. 21

[3] En 2018, Citigroup et Bank of America ont par exemple annoncé leur intention de cesser toutes affaires avec les fabricants d’armes à feu (source : Katanga Jonhson, « U.S Gun Lobby Takes Aim at "Gun-Hating" Banks Citi, BofA », Reuters, 18 mai 2018, en ligne : www.reuters.com/article/us-usa-guns-banks/u-s-guns-lobby-takes-aim-at-gun-hating-banks-citi-bofa-idUSKCN1IJ260

[4] https://www.lefigaro.fr/flash-eco/une-cinquantaine-d-entreprises-s-elevent-contre-la-nouvelle-loi-anti-avortement-au-texas-20210921

[5] Douglas Murray, La Grande Déraison : Race, genre, identité, trad. Daniel Roche, Paris, L’Artilleur, 2020

[6] Parag Khanna, « These 25 Companies Are More Powerful Than Many Countries », Foreign Policy, 3 mars 2016, en ligne : foreignpolicy.com/2016/03/15/these-25-companies-are-more-powerful-than-many-countries-multinational-corporate-wealth-power/