Vous avez dit
toxique ?


« Toxique » peut s’entendre, ici, en deux sens :

1/ ce qui, par glissements successifs, amène une chose bonne à devenir mauvaise. Ce qui est remède en petite quantité peut devenir poison en grande quantité. Ex: la transparence, quand elle devient totale (toxic transparency). Ex : l'engagement, quand il se fait fanatisme. Ex : la positivité, quand elle devient obligatoire (toxic positivity).

2/ un détournement de finalités. Ex : le participatif, quand il est utilisé pour a) produire un simple « sentiment » de liberté  b) faire adhérer les salariés, grâce à une domination symbolique  c) repérer qui dit quoi et constituer un dossier RH sur les personnes.


Or il s'avère que l'on fait de plus en plus miroiter aux salariés des finalités apparentes (management par les valeurs, par la mission, la raison d'être...) étrangères aux finalités réellement poursuivies par leur entreprise, souvent prioritairement financières. On leur présente des fictions motivantes (d'où la référence, dans le dernier chapitre de Toxic management, aux ombres - tout à fait susceptibles d'être enthousiasmantes, comme au cinéma - projetées sur la paroi devant les prisonniers de la Caverne de Platon). Manipuler, c’est cela : amener quelqu’un à faire quelque chose dont la finalité réelle lui est occultée.
Ainsi, plutôt que de présenter honnêtement l'entreprise comme ayant, dans les conditions actuelles, pour finalité prioritaire (ce qui ne veut pas dire exclusive!) la production d'une richesse financière, on fera miroiter des finalités que l'on imagine plus propices à un engagement durable des collaborateurs. Peters et Waterman ont vendu leur ouvrage In search of excellence par millions en 1982 en clamant que le patron devait mobiliser clients et collaborateurs en leur donnant des raisons de rêver, en les associant à des projets qui donnent du sens à leur dévouement. Vincent de Gaulejac et Nicole Aubert, dans Le Coût de l’excellence, parlent de « management managinaire » au sujet de ces nouvelles manières de faire, qui mobilisent les énergies individuelles en donnant à croire en un idéal. Nicole Aubert y a consacré un article : « Le management managinaire », paru dans L’Invention de la gestion (L’Harmattan), ouvrage coordonné par J-P Bouilloud et B-P Lecuyer. 


Les nouveaux modes de management récusent, officiellement, le recours à la contrainte comme à toute autorité hiérarchique. Nous serions enfin sortis d’un moyen-âge managérial un peu frustre, marqué par le command and control, le bâton et la carotte. Depuis, nous aurions évolué, nous serions plus éclairés. Le problème est seulement que, quand on renonce à la contrainte hiérarchique sans pour autant renoncer à ce que les gens fassent ce que l’on voudrait, on se condamne à orienter différemment les comportements : soit par une acculturation profonde (formations comportementales, storytelling, management par les valeurs, co-construction de la Vision permettant l'emprise grâce à une "domination symbolique"), soit par de la manipulation (multiplication des coulisses pour susciter des dynamiques collectives apparemment spontanées, recours aux nudges pour rendre certains choix plus coûteux, mobilisation des neurosciences pour exploiter les biais cognitifs). Ce qui est toxique, c'est ce qui est trompeur. Officiellement, vous avez le choix. Dans les faits, vous ne l'avez pas. 


Ce qui est encore toxique, c’est d’entendre perpétuellement des discours aux antipodes de ce qu’on constate sur le terrain. La dissonance entre les oreilles et les yeux. On observe de fait un nombre croissant de dirigeants faire assaut de propos excessivement et donc déraisonnablement vertueux. Parfois même sincèrement ! « La force des méchants, c'est qu'ils se croient bons, et victimes des caprices d'autrui. Aussi parlent-ils toujours de leurs droits et invoquent-ils perpétuellement la justice ; toujours visant le bien à les entendre ; toujours pensant aux autres, comme ils disent ; toujours étalant leurs vertus, toujours faisant la leçon, et de bonne foi. Ces accents, ces discours passionnés, ces plaidoyers pleins de mouvement et de feu accablent les natures pacifiques et justes. Les braves gens n'ont jamais une conscience si assurée ; ils n'ont point ce feu intérieur qui éclaire les mauvaises preuves ; ils savent douter et examiner [...] » (Alain, Propos sur le pouvoir, 1918). Certain patrons sont ainsi devenus des « humanistes professionnels » (Albert Camus, dans La Chute), c'est-à-dire des « moralistes ».
Une structure toxique se caractérise alors par une importante « hypocrisie organisationnelle » (Nils Brunsson). On y observe un grand écart entre ce qui est dit et ce qui est fait. Elle est organisée pour tromper, y compris ses propres employés : les tromper sur les finalités réelles, sur le montant des frais généraux ou les résultats de l'entreprise, sur les motifs du départ de collègues, sur la qualité du matériel fourni, sur l'anonymat des opinions exprimées dans les enquêtes internes, sur le fait que "tout ce qui se dit en formation reste en formation", etc.
Renforce la toxicité d'une organisation le fait que ses membres ne puissent révéler l'ampleur de tels écarts entre le discours et les actes. De ne pas pouvoir parler librement, de se sentir obligé de taire. L’omerta. L'effet chape de plomb, asphyxiante. Au nom du "bien" de l'institution, naturellement. 


Ce qui est toxique, c'est toujours ce qui est nocif. Une culture ou un management toxique nuit à la pérennité de l’entreprise, comme une maladie auto-immune. Harder et al. (2014) définissent ainsi un environnement de travail toxique comme un environnement qui a un impact négatif sur la viabilité d'une organisation : « Il est raisonnable de conclure qu'une organisation peut être considérée comme toxique si elle est inefficace et destructrice pour ses employés ».
Or précisément, « comment ne pas voir la multiplication des cas de burn-out, d’épuisement psychique, à  quoi conduit l’investissement total aujourd’hui demandé en entreprise ? Que ce soit pour le salarié poussé à bout ou pour l’entreprise vampirisée par ses actionnaires, une même logique est à l’œuvre : non plus celle de l’exploitant mais celle de l’exploiteur, qui épuise ce qu’il exploite au lieu de le cultiver. Pour les entreprises comme pour leurs membres, la "culture de l’efficacité", portée à l’extrême, se révèle mortifère, culture de mort : incapable d’assurer à l’entreprise les conditions de son avenir. Combien d’entreprises ont été ainsi liquidées, par la mise en place d’une "culture d’entreprise" présentée comme plus professionnelle, plus exigeante, plus adaptée aux contraintes du temps présent, et dont le premier résultat fut de révéler son incapacité à cultiver dans la durée l’entreprise dans laquelle elle fut mise en place ? Par où l’on mesure la possible contrariété entre les sens objectif et subjectif du génitif, dans l’expression de "culture d’entreprise" : ce que cultive l’entreprise en chacun de ses membres, comme mentalité et comme type de comportement, n’est pas nécessairement ce qui cultive l’entreprise, dans la durée. » (Th. Brière, conférence sur la culture d'entreprise, 2016). 


Un dirigeant nuit par exemple à son organisation lorsqu'il en réduit la diversité, source de vie et d'intelligence collective. Lorsqu'il cherche à imposer SA manière de faire, au détriment de toute autre. Lorsqu'il cherche à faire en sorte que chacun, à quelque poste qu'il se trouve, soit comme un mini-lui, pensant et réagissant comme lui l'aurait fait. Il ne laisse alors pas de jeu, de marges de manoeuvre. Il étouffe l'initiative individuelle. Ce qui est toxique, c'est d'imposer une et une seule manière de faire, censée être LA meilleure, rationnellement calculée : ce que j'appelle l'« optimalisme ». Négateur de la liberté humaine. Or la plupart des entreprises, aujourd'hui, tendent, par un processus de disciplinarisation croissant, à fonctionner ainsi, cherchant à imposer à tout leur personnel, partout, le respect des mêmes normes (comportementales, de travail, de gestion, de relation client...) édictées par un petit nombre d’experts du siège. Ce qui est toxique, c'est d’aller contre la conscience professionnelle des acteurs, contre leur autonomie de professionnels de terrain et donc contre la subsidiarité.
Entre l’alignement (« Je veux des salariés alignés ! ») et la subsidiarité, il faut choisir. Car il y a plusieurs manières de parvenir à un même résultat, également cohérentes et économes, et dont la pertinence varie selon la singularité de la situation que rencontre le salarié en bout de ligne. Une organisation saine a la sagesse de faire confiance à « l'intelligence de l'acteur », elle autorise qu'il puisse choisir les moyens qui lui semblent les plus adaptés, n'exige pas que tous s’alignent sur LA manière officielle de tenir son agenda, de souder ou de gérer son temps qui a été décidée par ceux de l’arrière. Bref, elle les laisse respirer. En prendre conscience, c'est, déjà, s'armer pour défendre son entreprise contre ceux qui, croyant parfois bien faire, impulsent des logiques mortifères, court-termistes, asphyxiantes. 


Le manque d'autonomie dans le travail, le micromanagement dégénérant en harcèlement, sont sources de souffrance psychique. « On parle beaucoup ces temps-ci des risques psychosociaux comme s’il s’agissait d’un nuage toxique planant au-dessus de l’entreprise ou de certaines de ses composantes, et qui atteint certains des salariés, en premier lieu bien sûr ceux dont les caractéristiques personnelles les fragilisent. Selon ce modèle, l’atmosphère est un peu pourrie et les plus sensibles vont avoir des problèmes. Les mesures qui en découlent sont à l’image du modèle : on peut faire des prélèvements d’atmosphère (mesurer l’environnement psychosocial). On peut faire des dosages sur les salariés (pour évaluer le risque qu’ils courent). On peut mettre en place un système de signalement mutuel (alerter quand un collègue commence à ne pas aller bien ou si on le juge fragile). On peut tenter de désintoxiquer ceux qui sont déjà atteints, par exemple en leur offrant un soutien psychologique financé par l’entreprise, comme on met en caisson hyperbare les victimes du monoxyde de carbone. Par tous ces moyens on vise à éviter que le nuage ne fasse trop de victimes, surtout celles dont la fragilité intrinsèque pourrait les pousser à la tentative de suicide, dont les effets sont délétères pour l’organisation et l’image de marque » (F. Daniellou, 2009, « L’ergonome et les débats sur la performance de l’entreprise », Bulletin de la SELF, n° 154, p. 40). Toxique, l'environnement de travail qui altère vos capacités cognitives. 


Poursuivons : un management toxique cherche à susciter une mobilisation totale de la personne, demande de sa part un investissement sans limite énoncée, bien au-delà de ce qui est professionnellement requis. Il demande de croire. D'adhérer personnellement. Dans un dévoiement du dévouement. « Les déstabilisations organisationnelles sont mises en actes par des techniques de management spécifiques visant le zèle du salarié, son engagement "corps et âme" » (Marie Pezé (dir.), Travailler à armes égales. Souffrance au travail : comment réagir, 2021, p. 46).


Dans une structure toxique enfin, les gens sont conduits à mal agir (mentir, trafiquer, manipuler, etc.) pour bien faire leur travail, c'est-à-dire pour satisfaire aux exigences de leur hiérarchie. Par exemple, dans bien des entreprises relevant des nouvelles formes d’organisation, note le chercheur Duarte Rolo, « le mensonge est fortement induit, voire carrément imposé par l’organisation du travail » (Mentir au travail, PUF, 2015, p.5). Ainsi les salariés peuvent-ils être collectivement conduits à accomplir des actions qu’ils réprouvent individuellement, ouvrant la porte à toutes les aventures.
« La normalisation sociale de la déviance signifie que les gens au sein d’une organisation deviennent tellement habitués à des comportements déviants qu’ils ne les considèrent plus comme déviants », écrit la sociologue américaine Diane Vaughan. Ce qui est toxique, c’est de faire passer pour normal ce qui est déviant. Habituer les salariés par petites touches à des pratiques toxiques porte un nom : la mithridatisation. On s’accoutume à dénoncer ses collègues - au nom du devoir de transparence - comme on s’accoutume au poison. La mithridatisation des esprits commence par de toutes petites doses, que l'on peut augmenter à mesure où les sujets y deviennent plus insensibles. Comme l’organisme qui ingère peu à peu une quantité croissante d'un produit toxique finit par ne plus en ressentir la nocivité, pourtant bien réelle.