Questions fréquentes
Pourquoi ai-je écrit ce livre ?
1. Pour alerter sur la réalité des pratiques managériales dont j’ai été le témoin direct. Il est rare qu’un témoin bénéficie d’une telle vue transversale de l’organisation dans laquelle il travaille.
2. Pour aider d'autres organisations à ne pas commettre les mêmes erreurs dans la mise en place d'un mode de management présenté comme nouveau, « plus responsabilisant, moins hiérarchique ». Car comme le relève le dernier rapport de l’ANACT/ARACT, « de nombreuses entreprises qui mettent en place des formes d’organisation plus démocratiques, horizontales ou moins bureaucratiques n’atteignent pas ces objectifs, voire rencontrent des effets inverses ».
3. Parce que je ne pouvais pas me taire, eu égard à tous ceux, anciens collègues, qui continuent de souffrir un tel mode de management. Sans quoi je devenais justiciable, au moins à mes propres yeux, du chef de “non-assistance à personne en danger”.
Il va de soi que, quitte à publier un livre, j'aurais préféré en écrire un à la tonalité plus positive. Mais, recruté pour exercer une fonction critique, pour remettre en question l'organisation et lui permettre - normalement - de s'améliorer, j'ai été progressivement confronté à de telles contradictions que, en dépit de mon incrédulité première, j'ai dû finir par en tenir compte. Mes signalements n'ayant rien donné en interne, j'ai pris mes responsabilités. Ayant manifestement échoué à faire évoluer ce groupe de l’intérieur sur certains points décisifs particulièrement nuisibles au personnel, je ne voudrais pas qu’une telle situation perdure et, surtout, se diffuse. C’est pourquoi, après avoir assez alerté en vain les dirigeants ces dernières années, je ne vois pas aujourd’hui d’autre moyen de la faire cesser que de raconter ce que j’ai vu et comment je crois devoir l’analyser.
Qu'est-ce que Gadama Inc. ?
Gadama Inc. est un nom inventé, pour ne pas nommer une entreprise privée de plusieurs milliers de personnes qui se veut à la pointe de l'innovation managériale.
Son nom est formé à partir de l'hébreu Adama, Adam, qui signifie “le terreux”, le premier homme issu de la glaise. Car pour cette entreprise, la rentabilité, le développement financier ne sont que des moyens : son ambition est de refaire l’Homme, de délivrer Adam de la terre qui l’a vu naître, de l’animalité crasse qui le conditionne et du tourment d'être né la transcendance en tête, pour le conduire vers une Nouvelle Ere, numérique, dématérialisée et aseptisée, où il sera enfin libre d’être ce qu’il se veut.
Ce nom est bien sûr, en outre, une référence transparente au film d'Andrew Niccol, Bienvenue à Gattaca. Au premier chapitre de Toxic management, “Père fondateur” débute son allocution par un tonitruant “Bienvenue à Gadama !”
Pourquoi parler maintenant ?
Parce que tant que je travaillais chez Gadama Inc., j'étais contractuellement astreint au “devoir de loyauté” qui oblige tout salarié. J'ai tenu à être loyal de bout en bout. Mes employeurs m'ayant expressément demandé de réserver mes critiques les plus incisives aux seuls membres du Conseil d'administration, je ne pouvais alors exprimer publiquement que des critiques relativement indolores, alimentant le système managérial, en employant le conditionnel et en n'en fournissant pas d’interprétation d’ensemble.
Vint un moment, celui de l'apparition d'un classement des salariés en Phoques/Ours/Serpents, où ma position me devint, en conscience, intenable.
Mon employeur ayant choisi de me “libérer” de mes obligations contractuelles, ma parole s'en trouve déliée et je me vois désormais assujetti au devoir de vérité qui s'impose à tout homme.
A posteriori, je pense que ma proximité à « Père fondateur » a freiné ma prise de conscience de la réalité et retardé ma propension à en parler sans détour.
Si j’ai mis autant de temps à parler, c’est parce que quand on porte des accusations, mieux avoir des certitudes et pas seulement un faisceau d’indices. Or il est difficile de démêler le vrai du faux dans des intentions. Il m’a fallu du temps pour parvenir à être sûr que l’intention n’était pas droite, puis à surmonter, pour le dire, mon attachement affectif à mon commanditaire.
Pourquoi suis-je resté si longtemps ?
1. Parce que j'avais été embauché pour réformer l'entreprise de l'intérieur. De sorte que plus je percevais de dysfonctionnements, plus ma fonction prenait du sens.
2. Parce que si l’on prétend agir sur la réalité (ici, améliorer le fonctionnement d’une entreprise), il faut commencer par l’accepter, avec ses imperfections, sans jouer les père-la-vertu. Des écarts entre la théorie et la pratique, il y en a dans toute organisation, me convainquais-je.
3. Parce que j'ai longtemps pensé que je comprenais peut-être de travers, ou pas tout. Ou qu'il s'agissait de maladresses. Je faisais confiance.
4. Parce que j'ai longtemps attendu une prise de conscience des dirigeants, au regard de ce que je leur présentais. Elle n'est jamais venue.
5. Parce qu'on ne quitte pas un navire - habité - à la dérive. Confronté à des difficultés, ma responsabilité était non de démissionner mais de travailler à les résoudre.
6. Parce qu'il n’y a pas d’autre façon d’apprendre ce qui se produit (comme on le voit à l'occasion de l'évanouissement d'Arnaud en réunion, relaté p. 70-73) que de le laisser se produire jusqu’à son plein accomplissement, quitte à encourir le risque, mais assumé comme tel – « risque du métier » – d’avoir ensuite à répondre d’une accusation de complicité ou de non-assistance à personne en danger.
( Dans son ouvrage fameux Exit, Voice and Loyalty, Albert O. Hirschman rappelle qu’un élément à prendre en compte quand on hésite entre la fuite et la protestation est la loyauté. Celle-ci freine notre tendance à la démission. Si l’on est attaché à son entreprise, à son pays, à son conjoint, on aura plus de mal à partir et on fera plutôt l’effort de changer les choses au lieu de les fuir. « Plus la politique des Etats s’avère contestable et dangereuse, plus il faut souhaiter que les hommes politiques éclairés aient la faiblesse de ne pas faire défection, de façon à être encore en mesure d’agir efficacement "de l’intérieur" au moment où éclatera la crise conduisant au désastre », écrit-il. Il existe des situations paradoxales, poursuit-il, dans lesquelles « plus le désaccord s’accroît, plus la volonté de rester se fait impérative ».
Comme le remarque Merleau-Ponty dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 1952, « si le philosophe était un révolté, il choquerait moins ». Or on peut, comme Socrate, « obéir aux lois en souhaitant qu’elles changent ». Ainsi s'éclaire l'attitude de ce dernier qui, condamné à boire la cigüe, refuse la fuite que ses amis lui ont ménagée : « quand Socrate refuse de fuir, ce n’est pas qu’il reconnaisse le tribunal, c’est pour mieux le récuser. En fuyant, il deviendrait un ennemi d’Athènes, il rendrait la sentence vraie. En restant, il a gagné, qu’on l’acquitte ou qu’on le condamne, soit qu’il prouve sa philosophie en la faisant accepter par les juges, soit qu’il la prouve encore en acceptant la sentence ». )
Ne suis-je pas à la fois juge et partie ?
Sans doute partiellement, puisque j'ai été salarié de cette organisation. Pour autant, il m'est bien utile d'avoir été partie prenante, car :
1. Ce qui suscite le scandale, seuls ceux de l’intérieur peuvent en témoigner.
2. Avant d’en faire l’expérience concrète en tant que salarié, je me faisais un certain nombre d'idées au sujet de Gadama Inc. L'expérience me permit de les confronter au réel. A quoi servirait l’expérience - ici professionnelle - si ce n’était pour nous détromper ? Elle a toujours corrigé et nourri la pensée. ( Celle que fit Simone Weil du travail en usine, chez Alsthom puis chez Renault, durant les années 1934-1935, lui donna matière à réflexions générales sur les conditions du travail moderne. Trente-deux ans plus tard, en 1967, ce fut aussi pour ne pas en rester à des idées reçues que Robert Linhart entra comme ouvrier spécialisé dans l’usine Citroën de la porte de Choisy, expérience dont il tira L’Établi . )
Le caractère spécifiquement philosophique de ma fonction chez Gadama Inc. explique le paradoxe de ma posture, équilibre de distance – voire d’extériorité – en même temps que d’implication – et la plus intime et profonde – à quoi elle m'obligeait, sur le long terme (à vrai dire : indéfiniment, incluant aujourd’hui).
Et maintenant, que faire ?
1. Trier le bon grain de l’ivraie. Prendre acte des dérives, apprendre des expériences probantes. Sortir des postures, impostures et caricatures concernant les notions de hiérarchie (qui n'est pas nécessairement infantilisante), de norme (qui n'est pas nécessairement uniformisante) et de management (qui n'est pas nécessairement manipulatoire).
2. Parler vrai, nommer les choses. Il y a en définitive deux manières saines de manager :
- soit de manière top down (despotisme plus ou moins éclairé) mais honnêtement, sans dissimuler les exigences hiérarchiques,
- soit de manière bottom up (démocratique) mais réellement, sans fausser les choix des acteurs par des jeux de coulisses.
Dans les deux cas il s’agit de faire preuve de franchise. Le premier respect que l'on doit aux autres, c'est la vérité. Ne pas se mentir, ne pas mentir aux gens, sont au principe de toute cure de détox managérial.
3. Libérer la parole. A la racine du mal, il y a la parole captive, qui permet l’incrustation de dérives au cœur de l’entreprise et donc la « normalisation de la déviance ».