L'envers de la transparence

Lettre reçue de mon ex professeur de philosophie, en réaction à la réception de mon manuscrit. 



L'ENVERS DE LA TRANSPARENCE


« Etrange option que de se donner pour modèle une vitre ! Modèle de vertu ! La vertu de la transparence.

L’idéal serait donc de ne rien cacher ? Mais pourquoi dit-on transparente une vitre, si ce n’est parce qu’on ne la voit pas ? Qu’est-ce qui se cache le mieux à la vue que le plus « transparent » ? Une porte en verre, on se cogne dedans ! À l’inverse, rien ne peut paraître qu’en occultant de sa propre visibilité ce sur le fond de quoi il paraît. Rien de visible dont les contours ne doivent être contournés pour en découvrir un envers.

Conclusion : si on veut vraiment ne rien oblitérer, si on veut qu’à nulle autre ne fasse écran sa présence, une seule issue, disparaître, se dissoudre dans le secret du plus strict anonymat. Et c’est en effet l’objet d’un effort aussi patient qu’improbable, de se gommer ainsi de la scène, d’en libérer de soi le spectacle. On ne doute pas que ce soit une vertu.

Simplement, elle n’a rien de commun avec le devoir de transparence auquel assigne la morale contemporaine – qui en est plutôt même une radicale antithèse – et c’est bien par où se dénonce l’imposture du terme : on ne vous demande pas du tout de vous effacer, de n’opposer aucun obstacle au regard de l’autre, et surtout pas celui de votre subjectivité, encore moins vous est-il enjoint de laisser passer la lumière d’on ne saurait trop quelle transcendante « vérité » – il y a, du reste longtemps qu’on ne croit plus à rien de tel qu’une quelconque « vérité » – bien sûr que non ! le seul impératif est ici, tout au contraire, de vous montrer vous-même, non seulement sans fard, mais autant que possible non plus sans habits – donc nu ! Ce n’est pas de vous qu’on attend la transparence, mais de votre vêtement. Autant le quitter, non ?

Une question, néanmoins, se pose : pourquoi ? Pourquoi cet acharnement à dévoiler ? On prétend justement se défier des apparences. On a bien compris que l’apparence était trompeuse – et non tant par accident que par nature, ne pouvant jamais présenter plus qu’une partie pour le tout de ce qui se présente. Et chacun s’est aussi persuadé de ne rien pouvoir appréhender d’autre que ce qui lui apparaît, tel que tout apparaît, c’est-à-dire trompeusement. Qu’il serait donc de la dernière naïveté de chercher encore, derrière la semblance, la fameuse « vérité », sortant toute nue de son puits ! Qu’il faut décidément renoncer à toute vérité. Qu’est-ce d’autre, alors, la nudité, une fois le vêtement tombé, que l’ultime apparence que « revêt », comme on dit si bien, celui qui s’est dévêtu? De la « vérité nue », à défaut de vérité, pourquoi ne retenir que la nudité ? Dès lors qu’elle n’est censément plus révélatrice de rien ?

Mais que ne vient-il pas de se révéler, pour autant, sinon que c’était précisément donc, ici, la « vérité », le voile, qu’elle n’avait jamais été que ce voile duquel s’enrobait l’obsession de la mise à nu ? Et à quelle autre fin, par conséquent, que la plus détournée de l’exigence que requiert la recherche de la vérité, laquelle demande à se dépouiller, non d’habits, mais de soi, et à renoncer, pour la connaître, à en relativiser à soi le contenu ? Car de quoi s’agit-il, désormais ?


On allègue l’abandon de tout artifice, du filage et du tissage, un retour aux lys des champs, à la nature – ou mieux, à son être « nature » ou même natal, après tout, et tant qu’à régresser, pourquoi pas prénatal, disposé, donc, à renaître, à tout recommencer, repartir de zéro, mais cette fois, et c’est ici la nouveauté : publiquement ! La nouveauté, dans ledit renouvellement, c’est qu’il doive absolument s’opérer sous le regard de tous, à présent, c’est-à-dire de qui que ce soit ; le point de départ de la « réinitialisation », c’est la fin de l’intime, a fortiori celle d’aucune intériorité. Or n’être que tout dehors, ce n’est plus seulement se réduire à l’unidimensionnalité d’une apparence vide, c’est passer de sujet à paraître, encore sujet de son apparition, à simple objet d’une parution, par définition aliéné à son public.


On le voit, ce n’est donc pas non plus proprement la nudité, le but, pas plus que ce n’était la transparence, ni encore moins quelque vérité que ce fût : l’objectif inavouable de toute cette prétention normative, c’est en effet, purement et simplement, l’aliénation la plus intégrale du privé au public, celle dont rêvent tous les totalitarismes et qui est en réalité la négation même d’aucune possibilité de vie en société. Il n’y a pas de société, là où il n’y a pas d’abord association de libertés qui puissent chacune se déterminer indépendamment des autres pour ne s’accorder toutes que librement, selon une libre conformation des unes aux autres, mais qui ne va pas non plus sans préalable formation, d’un état natif de total assujettissement à l’autonomie censée caractériser l’âge de la majorité civique. Et dont la responsabilité revienne prioritairement à la sphère intime d’une parenté qui éduque en premier lieu, justement, au contrôle de sa nudité, sur le fondement de ce qu’on appelle « pudeur ».


C’est pourquoi, nous apprend Platon, Protagoras déjà considérait la pudeur comme le sentiment, par excellence, qu’il fallait reconnaître au principe de toute organisation sociale et politique – en ceci qu’antérieure à aucun calcul, dans l’immédiateté du pur sensible, c’est elle où s’enracinent et, le plus originellement, s’articulent, en se distinguant, ces deux ordres, de l’interne et de l’externe, constitutifs de la socialité humaine. On connait le reproche qu’adressait Platon à la théorie protagoricienne de la science, l’assimilant, selon lui, à la sensation : s’interdire, du coup, de la différencier de celle d’une truie. Autant que d’en spécifier, donc, l’humanité de l’homme. Eu égard à la science, en effet, peut-être Protagoras concèderait-il qu’il n’y a guère, de la truie à l’homme, qu’une différence de degrés ; en revanche, répondrait-il, s’il est un ressenti auquel ne saurait rester qu’absolument insensible, non moins qu’aucun autre animal, une truie, c’est, sans conteste, la pudeur. Celle qui nous habille. Nous.


Elle occupe sans doute exactement, dans la conception protagoricienne de l’homme, la place qu’attribuera bientôt Aristote au caractère de la « socialité », comme suffisante à le démarquer de l’ensemble du genre animal – sous la réserve, naturellement, d’entendre cette socialité, dite « politique », en un sens irréductible à aucun modèle de « société » animale, justement pour autant qu’il y va d’abord, dans le cas de l’homme, d’une association de libertés. Mais précisément, la pudeur protagoricienne dispense d’une telle réserve : elle est immédiatement spécifiante, en ce qu’elle indique, à elle seule déjà, une inclination spécifique de la nature humaine à s’affranchir de sa naturalité animale, comme de quelque « pudenda origo », une espèce d’originel déshonneur auquel ce soit tout l’honneur d’un homme, que d’avoir, pour être homme, à se confronter. La pudeur est purement l’épreuve, en l’homme, où il se reconnait homme, de ne pouvoir s’en tenir à ce qu’il se sait, pourtant, d’animal. De ne vouloir se définir qu’au-delà. Vouloir qui d’emblée, en soi, donc, le définit.


De fait, c’est le même vocable que nous traduisons par « pudeur » dont use la langue de Protagoras pour dire et l’honneur et la honte, à commencer par celle attachée à ce que nous appelons, toujours pris du grec, les « parties honteuses ». Et que le premier signe de la pudeur est de couvrir à la vue des autres. Pour cette raison, justement, qu’elles ne cessent de nous rappeler à l’inamissible condition, toute animale, de notre génération, en même temps qu’au terme à quoi elle nous limite. À cette précision près, que la seule conscience d’une limite en implique déjà le surplomb. Si restrictivement qu’on en demeure limité, une limite ne s’appréhende que par où on ne s’y laisse pas limiter. Ainsi peut-on également interpréter la sentence de Protagoras que « l’homme est la mesure de toutes choses » : lui-même le serait alors aussi, et d’abord, de lui-même – relativisant donc à la limitation qu’il s’avoue de sa capacité de percevoir ce qui ne peut dès lors plus que lui sembler : suprême pudeur de la retenue, serait-elle gratuitement suspensive, du « selon moi ».


La vérité, c’est qu’il ne me paraîtrait rien, si rien ne pouvait m’apparaître tel, hors de moi, que « selon moi » : pas même, du paraître à l’être, la possibilité d’aucun écart, justifiant de les dissocier. Mais autant ainsi me paraît-il vraiment qu’il en est, autant doit-il me paraître en être vraiment ainsi : d’où la vanité du « selon moi » dont ma pudeur me voile, en respect, seul, du « regard » de quelque autre à qui m’adresser. De même chacun sait-il rigoureusement, de chacun, ce que le vêtement cache – qui ne se cache donc nullement de le cacher. La voilà donc bien là, pour finir, l’anti-transparence : car transparence était cette apparence qui paraissait ne pas paraître, se cachait soi-même comme apparence – à laquelle, aveugle, buter – alors que celle dont se vêtir, elle, ne ment pas, ni sur elle, ni, paroxystiquement, jusque sur ce qu’elle cache : elle érige au contraire en parure son paraître, la parure en laquelle s’est sublimée sa parade, elle dit à quoi elle pare et elle dit ce qui d’elle se pare, elle dit la honte à quoi elle pare et elle dit l’honneur qui d’elle se pare. Comme il convertit en éclat le retrait que la pudeur lui impose… »


Pierre-Marie Hasse