La renonciation à la raison


« L’obscurantisme est revenu mais cette fois, nous avons affaire à des gens qui se revendiquent de la raison.
Là devant, on ne peut pas se taire. »
(Pierre Bourdieu, entretien repris dans Le Temps du 25 janvier 2002) 



1. La manière dont s'y prend Gadama Inc. pour manipuler les travaux scientifiques produits sur elle - et donc s'acheter à peu de frais un vernis de rationalité - est décrite aux pages 238-244 ("Financer des chercheurs pour faire écrire ce que l'on veut") et 245-249 ("Produire un écran de fumée médiatique") de Toxic management.


2. La renonciation à la raison que j'ai pu observer, et que je relate, prend deux formes :
A/ Une renonciation à raisonner (l'ancienne haine de la raison, "misologie", dont parlait déjà Platon) : au nom de l'"ambivalence" de toute chose et des avancées de la physique quantique (!), la logique se voit récusée, accusée d'être indécrottablement binaire (oui/non, vrai/faux). Dans la nouvelle ère de complexité dans laquelle nous serions entrés, celle du dépassement de toute opposition (on convoque ici le taoïsme), il ne faudrait plus penser en termes de OU mais de ET. Le grand avantage d'une telle "théorie", pour un dirigeant, est qu'elle lui permet, pense-t-il, de pouvoir affirmer une chose ET son contraire, de dire une chose ET faire le contraire, puisque de contradictions ils n'y a plus, la logique étant supposée obsolète. Seul un esprit encore "binaire" verrait des contradictions. A dire vrai, il n’est guère de projet plus absurde que de se fixer pour ambition de se passer de toute logique : un tel projet est autocontradictoire en ce qu’il suppose, pour se formuler, ce qu’il exclut, à savoir le recours à la raison (et donc le respect des principes de celle-ci, d'identité et de non-contradiction notamment).
B/ Une utilisation de la raison (ratiocinante) contre elle-même, pour dissuader de raisonner véritablement. Ces entreprises promeuvent un management hautement participatif, le dialogue, le questionnement, la critique. De longues réunions usent les récalcitrants, on prend le temps de répondre à toutes les objections, de remonter à l'origine des motifs de résistance. Si certains ne sont pas d'accord, ce ne peut être que parce qu'ils n'ont pas compris. On leur réexpliquera donc. A la grande époque maoïste, les rescapés de la technique du « lavage de cerveau » nous ont appris qu’elle pouvait prendre la forme d’une méthode paradoxalement très douce et très patiemment pédagogique : peu de gens résistent à une fréquence régulière de séances d’explication sereines qui n’aient pas d’autre terme que la reconnaissance par la victime qu’elle a enfin compris de quoi on lui parlait. D'autant que les salariés sont souvent moins bien armés rhétoriquement : se trouvant en situation de "domination symbolique", ils se font, souvent, laminer argumentativement. Les dirigeants de Gadama Inc. ne cherchent pas à convaincre mais à régenter la vie des autres.
Bref : les apparences sont d'autant plus rationnelles - discours huilé, effort de théorisation accru - que la réalité l’est moins. Un tel anti-intellectualisme est préoccupant et rappelle de mauvais souvenirs. Contre une telle tendance, une telle propension au délire, il est urgent de défendre la raison. Les philosophes sont fondés à y prendre leur part.


3. La stratégie consistant à se prévaloir de travaux scientifiques prétendument indépendants mais en réalité financés et savamment orientés n'est malheureusement pas propre à Gadama Inc. Les publications scientifiques frauduleuses se multiplient. Trois journalistes d'investigation ont exposé dans un livre de 2020 ce qu'il en est d'un monde de plus en plus dominé par les grandes entreprises : « Les firmes s’emploient à faire passer leur matériau de lobbying scientifique pour l’état de la science. Elles veulent voir leurs études validées, agrémentées d’un coup de tampon officiel. (...). Mais elles ont aussi besoin de disséminer leurs informations et de recruter des défenseurs, parfois à leur insu. (...). Nous n’assistons plus seulement à un dévoiement de l’expertise scientifique, mais à un détournement plus profond des logiques même de fonctionnement d’un espace public reposant sur un idéal de vérité » (Les gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique, par Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens, La Découverte, p.12). Autrement dit, c’est la démocratie elle-même qui se voit déstabilisée quand les grandes entreprises manipulent la recherche scientifique en orientant ses sujets d’études, en biaisant ses résultats, en finançant les chercheurs qui les étudient en retour. « L’idée consiste à prendre appui sur l’autorité prêtée aux scientifiques pour reformater tous les étages du débat public. Une grande bataille pour le contrôle de l’information scientifique est en cours » (Ibidem, p. 14).